Notre Dame aux Entrailles par Marc Oreggia

 

 

 

 


Voici une courte nouvelle d'Heroic Fantasy bien bien sombre et désespéré totalement haletante de bout en bout.

 

 

 

                                                    Notre Dame aux Entrailles

                                          par Marc Oreggia

 

 

 

C’est la nuit. Elle tombe en pluie d’étoiles mortes et froides autour de toi et de tes compagnons. Tu cours, en prenant garde de ne pas entailler tes cuisses nues avec ton fendoir. Les autres aussi courent, tu peux presque sentir leur souffle de givre. Tu es en vie. Tu parviens au pied de la colline. La Colline aux Os. Enfin. Tu t’immobilises au premier replat. Dos au tronc d’un frêne mort. Pierres sous tes pieds lourds de tueur. Poussière d’argent sous la lune absente.
Morves ! Morves ! Retournez en enfer !
Le hurlement fait soudain craquer l’air gelé. Cette voix, ample, rauque, mais déformée par la peur, par la peur de la morvie, c’est la tienne.
Reste pas là, Crom ! te crie Maraa. Là-haut ! La crypte, vite !
Le visage de la jeune femme est livide, presque spectral, comme si elle s’était allégée de son sang. Elle ne s’attarde pas. Si tu préfères mourir ici, tant pis pour toi. Elle court. Grimpe. Elle veut vivre.
Vous n’êtes plus que trois. Elle. Toi. Et le sorcier. Cent mètres plus bas, le corps de Ghomorr est devenu la fouaille sanglante de la meute des morts-vivants. Les morves.
Tu l’entends de nouveau, à mesure qu’ils se rapprochent. La voix dans ta tête…
Moorrh tsshhook
Moorrh tsshook
Pas une voix. Plutôt le grincement d’une meule cyclopéenne sur un tapis de squelettes. La Roue des Os. Un dernier souffle, immense et caverneux. Et le battement d’un cœur mort. Ce bruit
Est-ce qu’ils l’entendent aussi ?
Qu’est-ce que tu fous ? Cours, Crom ! Cours si tu veux vivre !
La face édentée et hurlante du vieux Cabraal s’est portée à ton visage torpide avant de disparaître dans la nuit. Tes membres remuent, tressautent en gestes réflexe, ton corps a choisi pour toi de suivre le conseil du sorcier. Tu te remets à courir, à grimper plutôt, accrochant parfois de ta main libre la rocelle phosphorescente qui pousse entre les pierres, tant est raide la pente de la Colline aux Os. Tu cours vers tes compagnons. Tu cours vers la crypte. Tu cours vers elle. Vers Silkide.


*


    Silkide. Silkide la Pure Ensommeillée. Silkide l’Invaincue. L’Eternelle. Notre Dame de la Lumière. Silkide, l’Etoile de l’Aube. Silkide dont le corps en stase, long et immaculé, git, flotte plutôt, dans son bain d’éther, au fond de la crypte de la Colline aux Os. Elle seule, a prétendu le sorcier, peut vaincre la peste du nécromancien, la morvie qui étend sa brume putréfiée, tire son drap nauséeux jusqu’aux recoins du Royaume. Silkide le peut, par la puissance de son rayon de vie. Encore faut-il la réveiller. Le sorcier sait les mots. Tu le crois. Que faire d’autre ? Le voyage depuis Palabre a été long, périlleux. Enkiduu, Liees sont tombés sur la route de Er. Tu as cru voir Liees se relever, malgré le tas de viscères qui glissait lentement de son flanc arraché, comme un nœud de couleuvres s’échappant d’un sac, mais tu n’en es pas sûr. Tu préfèrerais pour lui qu’il soit mort. Après trois jours et trois nuits passés à vous suivre à la trace, à flairer votre odeur dans les tourbes, l’armée des morves, inlassable, enflée de ses proies, vous a rejoint au pied de la Colline aux Os. Le cadavre de Ghomorr est dépecé. Lui ne se relèvera pas. Tu atteins le sommet, les morves sur les talons. Les morves sont nombreux. Cent. Mille. Le nécromancien est là, lui aussi. Haut, maigre, noir. Aucun souffle ne se forme hors de sa gueule atrocement dentue lorsqu’elle bée dans l’air froid. Moorrh tsshook. Les morves ont ralenti leur course, ce qui t’a laissé le temps de parvenir au seuil de la crypte où sont déjà enfouis tes compagnons. Le répit n’est que temporaire. Les morves desserrent maintenant leurs rangs fétides pour laisser avancer leur maître. Il sait le danger que représente Silkide. Il veut la détruire avant que le sorcier, dont il a flairé la présence, ne parvienne à la réveiller. Ou plutôt, il va d’abord vous détruire tous les trois. Il va entrer dans la crypte, et il va vous tuer. Il va tuer le sorcier comme il a tué Enkiduu, Liees, Ghomorr. Il va tuer Maraa. Et il va te tuer. A moins que tu ne te tues avant.


*


Son visage n’est qu’un crâne long et blême, dont les orbites sont vides, luisant à peine dans leur profondeur d’une glaise putride et sombre. A cet instant, tu comprends. Tu comprends que le nécromancien n’est pas de ton monde. Il ne modèle pas la glaise morte, il n’a pas tiré d’infâmes grimoires le pouvoir atroce de dresser les cadavres et d’en faire ses bêtes, des bêtes infectes et affamées. Tu comprends que lui-même est mort depuis longtemps, et que son pouvoir, acquis de l’autre côté du voile, est bien plus atroce encore. Moorrh tsshhook. Tu comprends qu’il tient close la porte de la mort, de sa main grêle et osseuse; tu comprends qu’il est l’impossible sommeil, qu’il est le cauchemar sans issue, le puits aux esprits. Moorrh tsshhook. Tu comprends qu’il est le piège. Tu comprends qu’il est lui-même la morvie.

Il n’ose cependant pas franchir les linteaux de la crypte. Peut-être par peur d’une ruse du sorcier. Peut-être à cause du caractère sacré de l’endroit. Quelque chose d’indicible le retient. Mais nulle hésitation ne freine les morves lorsque le maître fait signe à la horde nauséabonde la horde qui grogne qui cliquète de ses os rongés brisés la horde qui crache vomit glaires viscères biles cramoisies jaillissements cœliaques la meute qui hurle la meute qui a faim faim la meute qui hurle hurle à la mort morrhh moorrhh ttshookk tu lâches ton tranchoir sur le sol froid tu te bouches les oreilles de tes deux mains mais le cri le cri tu l’entends tu l’entends encore mort morrhh tsshookk tu cries aussi tu cries aussi mais tu ne t’entends pas une main te saisit l’épaule tu hurles tu sens une main une main vivante une main te saisit l’épaule. Maraa.
Viens ! Viens !
Maraa.


*


    Une voix lointaine, inconnue, surgit de la gorge de Cabraal. En même temps que monte son inquiétante incantation, le sorcier agite ses mains, ou plutôt ses mains semblent prises d’un irrépressible tremblement. Ses yeux se révulsent. Ils sont entièrement blancs. Le sorcier tombe au sol, seul un réflexe de Maraa empêche son crâne de heurter la pierre. Il est conscient, encore. Parvient à murmurer.
La porte… la porte est scellée à présent. Protégés… Mais cela ne durera pas. Mes pouvoirs… affaiblis.
Tu entends les grouinements des morts le grouillement de la morvie derrière les portes de chêne noir.
Le sorcier. Maraa. Toi.
Et mille morts au-delà des linteaux de chêne noir.


*


    Froid. Noir.
La poitrine du sorcier sur le sol se soulève et s’affaisse, la figurine de glaise émaciée reprend vie.
Reprendre courage.
Combien de jours (de nuits) ? Deux ? Trois ?
Reprendre espoir.
Dans la pénombre du cloaque sacré, dans l’obscurité, les yeux clairs ciel glace les yeux cobalt de Maraa. Reprendre force.
Maraa. Loin des murs de ce mausolée. Tu te rappelles, revois Maraa, nue sous les étoiles, au bord de la rivière Sil. Son corps chaud, les tatouages labyrinthiques de sa peau d’ambre. Seins d’ambre. Reins d’ambre sous tes mains puissantes. As-tu déjà dit ça à une autre ? Tu crois l’entendre. Que lui avais-tu dit ? Etait-ce encore dans cette vie-là ? Etait-ce seulement dans cette nuit-là ? C’était une nuit moins obscure. Il n’y avait pas de murs de pierre autour de la rivière Sil.
Toi. Maraa.
Reprendre souffle.
Toi. Maraa. Le sorcier.
Mais de l’autre côté du voile de pierre et de bois noir, les mille morts du nécromant.
La morvie.


*


Les morves ! hurle Maraa. Merde ! Merde !
Ils ont dû pénétrer par des souterrains, gémit presque Cabraal. Ne restons pas ici, ils sont trop nombreux. Il faut fuir !
Le sorcier jette un regard circulaire et inquiet autour de lui. Sa face maigre et hirsute le fait ressembler à un rat pris au piège. La grande salle en forme d’étoile donne sur plusieurs tunnels ténébreux et il est presque impossible à une oreille humaine de distinguer de quel passage montent les grognements. Mais le sorcier n’est pas tout à fait humain. Il ferme les yeux, paraît encore une fois perdre conscience.
Par ici ! crie-t-il soudain. Le passage Nord !
A la suite de tes compagnons, tu te précipites dans le couloir sans lumière. Trois morves sont déjà à vos trousses. Ils sont étonnamment rapides, tu sens leur souffle froid et âcre dans ton dos. Ils sont sur vous. Tu te retournes, lèves et abats ton tranchoir. Tu hurles et tu dépièces, les membres boursouflés des morves tombent en giclées de pus sur les dalles. Les abominations gémissent, rampent, meurent une deuxième fois. A tes côtés, Maraa fend les ténèbres et les chairs grises de son épée, Maraa défend chèrement sa peau, sa vie, Maraa …
Maraa…
Maraa !
Non. Non. Tes yeux accoutumés à l’ombre saisissent l’instant où les crocs du morve s’enfoncent dans le cou d’ambre. Non. Non. L’artère palpite et se grise, les yeux de Maraa te fixent une dernière fois, les yeux de Maraa sont deux vagues claires, elle veut te dire quelque chose mais tu n’entends pas, les yeux de Maraa se ferment, s’ouvrent, ils sont deux mares noires et infectes. Tu tranches la tête bourgeon de pus du morve, son tronc égueulé vomit un jus nauséabond et visqueux, mais il est trop tard. Tu entends le sorcier, cours, il est trop tard pour elle, elle, elle c’est Maraa, Maraa, il est trop tard pour elle, elle est tombée, son corps est déjà froid sur le sol. Cours, cours. Tu te dégages de l’étreinte d’un morve, ils sont dix, cent, mille, moorrrhh tsshhookk et tu fuis. La peau du sorcier luit faiblement dans l’obscurité, tu te diriges vers lui, il n’y a plus d’autre humain que toi dans cette crypte. Tu te retournes. Tu crois la voir qui se relève à l’autre bout du couloir, au milieu des autres.


*


    La lumière glauque du sorcier éclaire faiblement les parois irrégulières de la grande salle. Derrière l’autel renversé, une toile enchâssée dans un retable de bois rongé par la vermine figure un brouillard pourpre peint à la griffe. Tes forces se vident. A côté de toi, Cabraal cherche à reprendre son souffle. Il tire son épée. La grande salle sera peut-être celle de votre dernier combat. Les créatures pénètrent une à une, prudentes, lentes, affamées. C’est alors que tu la vois. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas elle, que tu ne discernes dans la pénombre de la chapelle qu’une enveloppe vide de sens et de souvenir, que ce corps mu par la morvie n’abrite plus rien de ce que tu as connu. Tu hurles, mais ton cri couvre à peine la voix la pensée qui envahit ton crâne. Mmoorrrrh ttshhhookk
Mooorrrhh tssshhoookkk
Ton tranchoir s’abat et s’abat encore. Tu voudrais fermer les yeux pour ne pas la voir, pour ne pas voir que ton tranchoir s’abat et s’abat encore, les morves tombent autour de toi, tu fermes les yeux pour ne pas voir que ton tranchoir s’abat sur elle et qu’elle tombe, qu’elle tombe à côté de toi.
Moorr tsshhhookk
Maraa tombe. Tombe à genoux. Mue par un dernier tressautement qui la fait ressembler à une marionnette ignoble, elle se penche en avant et enfonce ses dents atrocement effilées par la morvie entre tes jambes. Tu ouvres les yeux. Tu la vois tu vois sa tête déformée entre tes jambes. Tu hurles. Moorrhhsshh tsshooookkk. Tu saisis la boule emmêlée de sa chevelure noire et tu la décapites Maraa Maraa de ton tranchoir. Il faut que tu t’y prennes à deux fois. Tu n’oses regarder la béance sanguinolente qui se trouve peut-être à la place de ton sexe. Tu remarques seulement qu’il te manque deux doigts à la main gauche. Tu ne ressens toutefois plus aucune douleur. Une vaste lassitude, peut-être. L’air autour de toi te paraît étrangement ocre et grenu, comme ralenti.
Je suis désolé, Crom, murmure Cabraal en te regardant bizarrement.
Le sorcier a plongé sa lame noire dans tes entrailles. Tu bafouilles quelque chose de sanglant, mais les paroles qui parviennent à s’échapper de tes lèvres te paraissent étrangères.
Pour… pourquoi ?
Je… je suis vraiment désolé. La… la morvie.
Ton corps tombe à côté de celui de Maraa. A côté des autres morves morts une seconde fois.
Tu vois grisâtre la forme du sorcier qui s’éloigne.
Mooorrrhh tssshhhoookk.


*


Tu sens encore le froid de la lame. Tu sens le froid de la mort. Mais la mort ne t’a pas pris encore.
Tu es Crom.


*


Tu as faim. Atrocement faim, et ça te brûle au creux du ventre, ça te brûle au fond du sac embrouillé de tes tripes. De tes entrailles. Tu n’entends plus les autres, sans doute qu’ils sont terrés quelque part, dans les caves, ou dans le cœur désormais silencieux de la crypte. Ou peut-être bien qu’ils cherchent des proies, encore des proies, s’il en reste, dans les couloirs envahis par les ténèbres. Ou peut-être que, repus, ils dorment, enfin, d’un sommeil qui ressemble évidemment à la mort, d’un sommeil peuplé de viscères et de fragments d’une vie ancienne. Quelques fragments de lumière dans l’étouffoir, dans le vide, un vide ombreux. Tu as faim. Tu es faible. Tu as soif aussi. Ta langue te semble difforme, gonflée. Tu as perdu du sang. Beaucoup de sang. La faute au sorcier. Mais le sorcier est mort, maintenant. Il a eu l’air surpris de te revoir, avant que tu ne plonges ton tranchoir dans sa gorge au détour de ce couloir. Il a glouglouté quelque chose, quelques mots en bouillon rouge, mais tu n’as pas compris. Puis son cadavre est tombé en poussière. Sorcellerie. Tu es seul, de nouveau. Tu es faible. Lent. Tu es si blême, tu pourrais te faire peur, mais tu ne peux même pas voir tes mains. A cause du noir. Tu montes, un escalier en colimaçon. Les pierres branlent. Tu tournes, un peu à gauche, un peu à droite, tu débouches dans un couloir, un autre couloir, puis la grande salle, les grandes portes de bois écarlate. Voilà. C’est là.


*


Le sarcophage est là. Cristallin et merveilleux, avec une forme à l’intérieur. Tu approches. Tu approches encore, tu peux presque toucher le sarcophage de ta main mutilée. Le sarcophage dans la grande salle, la grande salle enchâssée dans la crypte, la crypte celée dans les nouures minérales de la Colline aux Os. Dehors, c’est déjà l’aube. C’est enfin l’aube. Mais tu ne le sais pas. Dans le cercueil de cristal, maintenu dans un bain vert pâle, tu vois le corps. Un corps de femme. Elle est belle, nue, irréelle. Tu reconnais le visage, malgré le trouble du bain d’éther, malgré les lenteurs de ton cerveau vérolé. Tu le reconnais d’instinct. Tu la reconnais. Silkide. Silkide, dans son bain éternel.


*


Tu d’approches plus près encore. Lentement d’abord, comme retenu par un interdit indicible, mais ton hésitation ne dure pas. Tu frappes. Le sarcophage cède sous tes coups et vomit sur la pierre froide sa lymphe glauque. Tu ouvres grand ta gueule, et tu bois, tu bois en glissant et en trébuchant, manquant de te noyer sous le liquide nourricier. Puis, tu te rétablis. Tu te relèves sur tes grotesques pattes de morve. Tu renifles un bref instant le corps dégluti, tu le parcours de tes mains blêmes et déformées de morve. Le cou si fin, les seins, le ventre, si blancs, le sexe au duvet vermeil, les jambes interminables. Tu renifles encore une fois le parfum de ce corps comme une réminiscence qui s’enfuit déjà de ta conscience, et tu entames enfin de tes crocs effilés ton premier repas de morve.

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