THEOLOGIE ET CIVILISATION par Marc OREGGIA

                                                

                                                                                                    

Une autre très courte nouvelle de Marc, excessivement drôle et corrosive .

                                  

 

             THEOLOGIE ET CIVILISATION

                             Par Marc OREGGIA


                                                                                                              A mon frère, Pascal.

 

Le visage blanchi et altéré, émacié par un long jeûne vaguement interrompu par la mastication à la va-comme-je-te-pousse de coléoptères sans nom et aux formes biscornues – délicat, il recrachait du moins les élytres – Cabraal, aux yeux chassieux et rougis par la fatigue et le feu inaltérable (pensait-il) d’une vérité nouvelle, Cabraal, donc, puisque c’est lui, descendit en trois jours claudicants le sentier aux chèvres, une piste ronceuse et sinuante que n’égayaient ça et là que quelques chardons aux feuilles bleutées.

Il était tôt, l’ombre du sorcier était grande. Lorsqu’il franchît les murs de Port-aux-singes, le bourg prétentieux n’avait pas encore été éveillé par l’aube mauve. Seule une vieille cloche, malingre et dépenaillée, adossée à grand-peine au mur moussu du temple d’un dieu oublié, Mithra peut-être, perçait faiblement de ses rots éthyliques l’air aiguisé par le froid de l’hiver commençant. Autant se l’avouer, Cabraal était descendu de son mont chauve autant mû par le gel qui figeait déjà sa barbe que par une brusque théophanie – en fait de mystique et vérité première, que les choses soient claires, le mage avait l’esprit primesautier. Et pour dire les choses, il avait fini, là-haut, par s’emmerder sec.

Hésitant, l’anachorète s’approcha de l’épave encore assise. Le mendiant reniflait bruyamment. Il jeta un œil torve sur le sorcier, qui se lança :
Ami (et à ce mot, il posa la main sur son épaule), je suis descendu parmi les hommes après trois longs mois d’abstinence (il insista sur ce mot, abstinence) et d’ascèse afin d’apporter la vérité aux hommes. Tu es un signe, car tu es le premier qu’il m’a été donné de rencontrer, tu es la pierre sur laquelle j’établirai mon royaume. Ami (il resserra sa main, l’autre n’avait que la peau sur les os), quel est ton nom ?
L’autre rota, et se chia dessus. L’odeur âcre qui montait dans l’air froid ne pouvait laisser place au doute. Par compassion, Cabraal émit à son tour un pet au parfum de punaise morte, puis posant un regard aimant sur la loque qui paraissait devoir se vider entièrement, dit doucement ces mots restés inentendus :
L’homme est une corde, tendue entre la bête et le surhomme, une corde tendue sur un abîme.
Et pour lui-même, il ajouta : « Et il est dangereux de passer dessous ».



Décontenancé par cette rencontre avec une humanité oubliée, une humanité que lui, Cabraal, avait formé le vœu de libérer de ses superstitions, le sorcier fit quelques pas vers la grande place, encore vide. Il attendit une heure près d’une fontaine. La vie, enfin, avait repris ses droits. Il se hissa sur une charrette laissée là, et pérora.
Mes amis, le temps est venu ! Le temps est venu du surhomme. Dieu est mort !
Un villageois, gras et chauve, s’approcha d’un air suspicieux.
Quel est le dieu dont tu parles ? Mithra ?
Oui, Mithra, confirma Cabraal, un peu hésitant.
Et Odin, demanda un autre ? Ah ! Odin serait mort lui aussi ?
Odin aussi (Cabraal paraissait plus sûr de lui)
Ce type est un escroc, il vous balance des piperies, grogna un troisième homme à l’œil torve. D’ici un quart d’heure, il fonde sa religion, ici même, dans notre bourg, il est forcément venu pour ça, et il va nous taper de l’argent. C’est couru d’avance. J’ai déjà vu ça à Casur. Mais le gars avait l’air mieux organisé. Il faisait des sortes de miracles. Il avalait des grenouilles qu’il faisait apparaître.
Mes amis, reprit Cabraal, Dieu est mort et la place est manquante. Voilà ce que je voulais dire (ça lui était venu comme ça, il trouvait la formule heureuse, et l’idée lui semblait juste). La place est manquante et c’est vous – c’est-à-dire les hommes – qui allez devenir des dieux. Enfin, pas vraiment des dieux. Je suis descendu de cette montagne que vous voyez là, le Mont Chauve, pour vous l’annoncer. En vérité, je vous le dis, il faudrait écrire au gouverneur pour refaire le sentier, qui est trop raide et caillouteux. De là-haut, ça fait de la route. J’ai marché longtemps, mes frères humains, sur les chemins crayeux de Mortelune, traversé les forêts ensorcelées d’Ud-Bhun, où la lumière ne passe point, franchi par de sombres grottes le mont merdeux de Shorkhosh, où périrent stupidement nombre de mes compagnons. Je suis entré nu, au terme de mon voyage, dans l’arène de Palabre au sable brûlé par les flammes des deux soleils. La lame de mon épée était gravée de ce mot : civilisation. Le peuple criait mon nom. Un taureau et un lion apparurent comme en un songe – et c’était un songe, autant le préciser. Je sentis la mort cornue me percer quand, soudain, une archange aux seins nus et aux bras pâles descendit des cieux altérés par une brise bienfaisante. Anna était son nom. C’est un palindrome.
C’est quoi ça, un putain de palindrome ? cracha un grand maigre impatient aux dents manquantes.
Cabraal sourit, mais son sourire était triste.
Quel est ton nom, mon frère ?
Feekk, c’est le nom que m’a donné ma mère. Paix à son âme.
Ce n’est pas un palindrome. De loin, on pourrait s’y méprendre, mais non. Anna, c’est un palindrome.
Tu dis que ma mère était pas un ange ? Bordel, cet étranger nous insulte. Il traite nos mères de putes.
Non, non, vos mères sont pures. Anna est l’archange, pas un dieu, un archange, enfin, il me semble, un archange qui m’a fait comprendre que je n’étais plus seul.
T’es seul ici, blasphémateur, reprit l’homme maigre en sifflant entre ses gencives humides, et je crois bien que mes amis et moi, on va te défoncer ta gueule.
Sacrifice ! cria l’un.
Pendaison ! fit un autre.
Lapidation !
On ne sut qui, de la foule qui se faisait nombreuse, lança l’idée, mais elle parut plutôt bonne et les visages s’éclairèrent. Nul besoin d’un bourreau appointé ni d’un sacrificateur, et il y avait après tout, un peu partout, de la caillasse.
Un père s’approcha, sa progéniture à la main, une pierre anguleuse dans l’autre.
Au plus innocent de jeter la première pierre, c’est comme ça que c’est écrit, hein ? C’est comme ça qu’on fait.
Les autres approuvèrent, d’un air grave. Le garçon – il avait tout de même une quinzaine d’années et en paraissait dix-huit, avait tenté d’engrosser une chèvre dans l’étable de son père quelques heures plus tôt, l’aube n’était pas encore levée, mais ça ne comptait pas. Aussi n’hésita-t-il pas. Il saisit la pierre et la lança violemment. Le jet, étonnamment précis, scalpa le sorcier. Un peu de matière cérébrale s’écoula sur le sol (ça ressemblait à du gruau) , quand Cabraal se pencha pour ramasser sa chevelure.
A qui le tour, maintenant ? hurla le père.

J’épargne ici au lecteur les détails d’un évènement aussi banal qu’une lapidation, de telles scènes étant aisément consultables sur le net. Elles se ressemblent toutes, à peu de détails près, et sont plus ou moins longues selon l’adresse du public lapidant et de la résistance physique du lapidé.

Une dernière pierre atteignit Cabraal, lui écrasant salement le nez et lui brisant la mâchoire. Avant de sombrer dans le néant, ou de rejoindre un monde inconnu – un monde qui, tout bien considéré, ne pouvait pas être pire, le sorcier cracha du sang et soupira enfin entre ses dents brisées : « Qui va leur pardonner ? ». Sur ces derniers mots mouillés de sang et de larmes, il expira.





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